Alors que le Gabon s’interroge sur l’avenir du journalisme à l’ère de l’intelligence artificielle, une question obsédante plane : comment parler de liberté de la presse dans un pays qui ne compte qu’un seul quotidien depuis plus de soixante ans ?
C’est avec un regard tourné vers le futur que le Gabon a célébré, en différé, le vendredi 30 mai dernier, la Journée mondiale de la liberté de la presse. Le thème retenu cette année – l’influence de l’intelligence artificielle (IA) sur les pratiques médiatiques – a réuni à Libreville un panel riche et diversifié composé de journalistes, d’organisations des médias, de responsables du ministère de la Communication et des Médias, ainsi que d’experts du numérique.
Ouvrant la journée, le ministre Paul-Marie Gondjout a insisté sur « un usage maîtrisé de l’IA dans les médias », soulignant à quel point cette technologie pouvait bouleverser les équilibres du secteur. Magloire Christophe Blampain, expert en innovation, a illustré cette idée en mettant en lumière les potentialités de l’IA dans « l’automatisation de certains contenus, l’assistance à la vérification des faits, le traitement de grands volumes d’information. »
Si les gains en efficacité et en réactivité sont évidents, les intervenants ont aussi mis en garde contre les risques d’une désinformation accrue et de l’érosion du discernement humain. L’IA, selon eux, doit rester « un outil, pas un substitut ».
À l’issue de la journée, plusieurs recommandations concrètes ont été émises. Parmi elles : renforcer la formation des journalistes aux outils numériques, introduire des modules sur l’IA dans les cursus académiques, proposer des ateliers en rédaction et, surtout, élaborer un cadre éthique clair. Transparence sur les contenus générés par des algorithmes, valorisation des langues nationales, lutte contre les biais culturels : autant de défis à relever dans une approche responsable et adaptée au contexte gabonais.
L’intelligence artificielle, levier d’émancipation journalistique ?
En plaçant l’intelligence artificielle au centre des débats, le Gabon montre une volonté affirmée de ne pas rester passif face aux mutations du paysage médiatique mondial. Ce choix témoigne d’un certain courage : celui d’envisager l’avenir avec lucidité plutôt qu’avec peur.
Les avantages de l’IA dans le journalisme sont indéniables : traitement accéléré de l’information, veille automatisée, aide à la vérification des faits, lutte contre les fakenews… Mieux encore, elle peut ouvrir des perspectives inédites dans la couverture de sujets locaux, souvent négligés par manque de moyens. Si bien utilisée, l’IA peut renforcer la liberté de la presse en rendant les rédactions plus autonomes, plus rigoureuses, mieux équipées pour investiguer.
Mais cette avancée technique ne saurait masquer une autre réalité, bien plus inquiétante : celle d’un paysage médiatique désertique.
Un seul quotidien pour 2,4 millions de Gabonais : à quand une presse plurielle ?
Comment prétendre défendre la liberté de la presse lorsqu’un seul journal quotidien – L’Union – existe depuis les indépendances en 1960 ? Cette anomalie interpelle. Elle est d’autant plus grave qu’elle est devenue une banalité dans le débat public. Toute une nation, chaque matin, attend les pages d’un unique journal, aux lignes éditoriales peu changeantes. L’information y est souvent uniforme, la pluralité des opinions, absente.
Ce constat glace. Il trahit un refus structurel de diversifier les voix. L’État semble peu enclin à encourager la naissance d’autres quotidiens, probablement par crainte de critiques, par refus de transparence, ou tout simplement parce qu’il continue de considérer la presse comme un organe de contrôle plutôt qu’un espace de débat. Le manque de volonté politique est flagrant.
Mais les freins ne sont pas que politiques. Ils sont aussi économiques. À l’heure actuelle, la seule structure qui imprime les journaux au Gabon est Multipress du GIE Ediprint (qui comprend aussi le journal l’Union), un quasi-monopole. Les coûts d’impression sont si élevés qu’ils deviennent dissuasifs : environ 300 à 500 francs CFA par exemplaire pour une impression standard. Ce qui représente un gouffre pour les petites rédactions.
Résultat : des titres ferment, les éditions papier disparaissent les unes après les autres, et les rares médias encore debout se réfugient dans le numérique, faute de mieux.
Ce recul de la presse papier n’est pas seulement une conséquence de la transformation digitale. Il est aussi le symptôme d’une crise profonde : celle d’un environnement hostile à la liberté éditoriale. Il revient au gouvernement, s’il se veut sincère dans sa célébration de la liberté de la presse, de rendre l’impression accessible, d’accompagner les éditeurs, de briser les monopoles, de créer des conditions pour l’émergence de nouveaux quotidiens. Gabon Matin de l’Agence gabonaise de presse appartenant à l’Etat, s’y était essayé, mais a fait long feu.
Entre espoir technologique et inertie politique
L’intelligence artificielle, si elle est bien encadrée, peut devenir un formidable catalyseur de liberté pour les journalistes gabonais. Mais elle ne saurait être un cache-misère. La véritable révolution à opérer reste celle de la pluralité. Une pluralité des titres, des opinions, des formats. Car sans diversité médiatique, sans une véritable concurrence journalistique, la liberté de la presse au Gabon restera un slogan vidé de sa substance.
Le 30 mai dernier, entre débats prometteurs sur l’IA et silence pesant sur l’unicité du paysage médiatique, le Gabon a peut-être esquissé l’avenir de son journalisme. Mais il ne pourra s’y engager pleinement qu’en acceptant de regarder en face l’anomalie fondatrice : un seul quotidien pour un peuple entier.