Après la sortie du brûlot « Ils savent que je sais », de Me Robert Bourgi, longtemps conseiller politique de plusieurs chefs d’Etat africains, les réactions ont été abondantes à travers la sphère francophone d’Afrique. L’auteur, qui nous a accordé un temps d’entretien, ne comprend pas pourquoi certains s’inquiètent de son ouvrage, qui n’est dirigé contre personne. Ses relations avec le pouvoir déchu du Gabon ont été abondamment abordées. Ouvrons ensemble l’une des rares bibliothèques vivantes des relations entre l’Afrique et la France. Lecture !
Gabonclic.info : Maître Bourgi, vos sorties actuelles inquiètent plusieurs leaders politiques en Afrique, surtout en Afrique francophone, parce qu’elles annonceraient des bouleversements dans cet espace. A quoi peut-on s’attendre cette fois-ci ?

Me Robert Bourgi : je tiens à rassurer tous ces leaders qui, selon vous, s’inquiètent des propos que j’ai tenus soit dans ces mémoires, soit lors de mes interventions radio, télévisées et dans la presse. Ce ne sont que mes mémoires, dictés par personne, sur la commande de personne. Je suis à l’automne de ma vie et j’ai tenu à dire, en toute sincérité, en toute vérité et en toute franchise, en accord avec le tribunal de ma conscience, tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai entendu pendant les quatre décennies que j’ai traversées au niveau politique le plus élevé en France et dans plusieurs républiques africaines. Puisqu’à un moment donné, j’étais le conseiller politique personnel d’une dizaine de chefs d’Etat d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. D’autant plus que ces chefs d’Etat dont vous parlez, ne s’attendaient pas à des bouleversements dans leurs espaces politiques. Non, je raconte ma vie, depuis ma prime enfance jusqu’à maintenant. Mais avec un axe principal, ma participation à la vie politique française et africaine à partir de 1981 jusqu’en 2007, date à laquelle Nicolas Sarkozy est devenu président de la République. Et pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy de 2007 à 2012, j’ai joué un rôle aussi important que durant les deux présidences de Jacques Chirac avec, en moins, aucun financement politique venu d’Afrique en direction de Nicolas Sarkozy. J’insiste là-dessus, c’est très important. Alors, je ne sais pas quel bouleversement vous annoncer. Il est évident que mes déclarations ne vont pas laisser insensibles les opinions publiques de ces Etats. Parce que je m’adresse à la jeunesse, à la nouvelle génération et aux générations à venir, il est important que ce qui a été fait ne se renouvelle plus. C’est le dernier des Mohicans de la Françafrique qui s’adresse aux jeunes africains : arrêtez tout cela ! C’est pour cela qu’en 2011, il y a eu une première dénonciation de ces pratiques, dans l’interview que j’avais donnée au Journal Du Dimanche en France. Et Le Monde, le lendemain, titrait : « L’homme qui fait trembler la République. »
Vous mettez en lumière les pratiques des mallettes d’argent au bénéfice de hautes personnalités françaises, jusqu’à certains chefs d’Etat, et vous reconnaissez avoir été mêlé à ces « tractations » financières. Pourquoi avoir attendu maintenant pour le dénoncer ?
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Oui, j’ai été mêlé à ces pratiques, à ce que vous appelez les mallettes d’argent. J’ai été mêlé comment ? J’étais revêtu de la confiance absolue des chefs d’Etat auprès desquels je servais, de manière personnelle, non officielle. Et de la confiance absolue que Jacques Chirac avait en moi. C’est un système qui existait bien avant 1981. Le grand maître d’œuvre dans la Droite française, c’était Jacques Foccart, dont je fus le fidèle… Je n’ai jamais été son collaborateur. J’étais le fidèle ami. Jacques Foccart avait fait ce genre de choses entre 1947 et 1974, sous De Gaulle et Pompidou. Bien avant l’accession du général De Gaulle en 1958 au pouvoir, il l’avait fait pour financer l’action politique RPF (Rassemblement du peuple français) créé par le général De Gaulle. J’ai vu mon père, Malou Bourgi, aidé de centaine de Libanais richissimes du temps de la colonisation, à la demande de Foccart, aider au financement du RPF. J’ai donc participé à ces pratiques des mallettes. Je tiens à dire que je n’ai jamais, jamais, jamais porté de mallette. Je n’ai jamais, jamais porté un sou. J’ai toujours accompagné des émissaires de ces chefs d’Etat, envoyés en France auprès des autorités politiques françaises. Et, bien entendu, le grand manitou de la Droite de l’époque c’était Jacques Chirac. J’accompagnais les émissaires, mais je n’ai jamais porté d’argent. J’avais la confiance de ces chefs d’Etat et celle de MM Chirac, De Villepin et d’autres hommes politiques de la Droite. Je n’ai pas attendu maintenant pour les dénoncer. En 2011, j’avais fait une première dénonciation de ces pratiques. Il faudrait se référer un peu à ce que j’ai fait et vous éviteriez de dire de pareilles contrevérités.
En Côte d’Ivoire, l’ancien ministre Charles Blé Goudé a balayé, la semaine dernière, d’un revers de main vos déclarations, tout en vous traitant de « faux ami » de son ancien mentor Laurent Gbagbo. Que répondez-vous à celui qui affirme que durant tout le séjour de son ancien chef à La Haye, vous n’avez pas daigné lui rendre visite ?

Je suis aux côtés du président de la République française, Nicolas Sarkozy. Je suis aux côtés du président Jacques Chirac. Je suis aux côtés de Dominique de Villepin, tout-puissant secrétaire général de l’Elysée, ensuite ministre des Affaires étrangères, puis de l’Intérieur, puis Premier ministre de Jacques Chirac. J’ai vu les choses dès le début. Le complot contre Laurent Gbagbo me faisait mal au cœur. J’ai vu tout ce qui se faisait dans le dos de Laurent Gbagbo, au Quai d’Orsay, à Ouaga, à Paris et ailleurs. Que voulez-vous que je fasse ? La veille de la réunion de Marcoussis, en France, Laurent Gbagbo devait venir et les autorités françaises devaient le faire abdiquer. J’ai reçu la visite de son directeur du protocole à mon cabinet. Je lui ai dit : « Jeune frère, attention ! Dis à Laurent Gbagbo de ne pas venir à la réunion de Marcoussis, parce qu’ils vont le poignarder. (…) Tu lui diras en langue que Robert le déconseille de venir à Paris. Laurent, courageux comme il l’est, téméraire comme il l’est, vaillant comme il l’est, ayant confiance en la parole des autres, est venu à Paris. C’est là qu’il a été poignardé. Dominique de Villepin, ministre des Affaire étrangères, allant jusqu’à lui dire : « Signe, sinon je te tords le bras ». Laurent Gbagbo ne peut pas le nier. Et Lorsque, pour la fois, à la demande de Nicolas Sarkozy, président de la République française, je l’appelle au téléphone, je lui dis ce que tout le monde sait : « Laurent, accepte le verdict, le faux verdict des urnes, parce qu’il avait gagné, je savais qu’il avait gagné, nous savions qu’il avait gagné. Mais je savais que s’il disait non, un coup fatal devait lui être porté. Je lui dis : Laurent accepte un poste de professeur agrégé en France, accepte une chaire. Il m’a dit : « Je serai le Mugabe de ton ami Sarkozy » et il a raccroché. J’étais d’une tristesse infinie. Claude Guéant, dans le bureau duquel avait eu cette conversation, le sait et il peut en témoigner. Je suis allé rendre compte à Nicolas Sarkozy, dans le bureau mitoyen, je lui ai dit, voilà ce que m’a répondu Gbagbo. Il a bondi et il a dit : « Je vais le vitrifier ». Je lui ai dit ceci et je tiens à ce que cela se sache, que cela soit écrit : « Nicolas, s’il te plaît, pardon, comme on dit en Afrique, le Conseil constitutionnel a déclaré Laurent gagnant. Vous, Européens et Américains, vous vous appuyez sur la décision de la CENI, évite de le vitrifier ». Vous savez très bien ce qui s’est passé. Le lendemain et le surlendemain, les hélicoptères ont fondu sur la villa de Laurent Gbagbo et les fidèles de Gbagbo ont été battus. Mais c’est l’armée française qui a battu Laurent Gbagbo. C’est l’armée, les coalisés sous mandat de l’ONU, qui ont battu Laurent Gbagbo, pas les troupes d’Alassane Ouattara, cela doit être précisé. Je dirais même que si les troupes étrangères n’avaient pas été présentes au moment de la défaite de Laurent Gbagbo, je suis à peu près sûr qu’il n’aurait pas survécu, ni lui, ni ma sœur Simone, sa femme.
Effectivement, je suis allé plusieurs fois à La Haye, pour rendre visite à Bemba. Je savais que Laurent était là. Mais il n’y a qu’à demander à Jean-Pierre Bemba, vice-Premier ministre de la République Démocratique du Congo, ministre des Infrastructures routières si, chaque fois que je lui rendais visite à La Haye, je ne lui disais pas de saluer Laurent. Pourquoi je ne demandais pas à voir Laurent ? Parce que mon frère aîné, Albert, lui rendait visite régulièrement. Je ne lui rendais pas visite parce que le bruit avait couru, véhiculé par la propagande du FPI (Front populaire ivoirien, ancien parti de l’ancien président ivoirien, ndr) que j’avais trahi Gbagbo. Je craignais la réaction de Laurent. Sinon, je mourais d’envie de lui rendre visite.
« Ils savent que je sais ». Ce titre évocateur de votre livre, qui vient de paraître, serait considéré par certains politiques africains comme une œuvre de chantage, un remords ou une manière de soulager votre conscience. Que leur répondez-vous ?
Dans mes Mémoires, il est évocateur, c’est vrai. Il n’y a ni chantage, ni remords, ni aucune manière de soulager ma conscience. Il y a ma vérité à travers mes Mémoires, ma vérité qui est la seule vérité. Je délivre ma vie aux générations actuelles et futures. Le mauvais, je l’ai écrit. Le souhaitable, je le dévoile : mettre fin aux pratiques de la Françafrique.
Un mot sur le Sénégal, votre pays d’origine. Vous avez assisté à la transmission du pouvoir entre deux générations : la génération Macky Sall et celle des jeunes Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko. Vous, en tant que Sénégalais, quelle est votre lecture de cette situation ?
J’ai servi Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall, tout en précisant que ce ne sont pas des présidents mais des frères. Je suis né, j’ai grandi à Dakar, je les connais tous. Mais j’ai une chose à dire à vos lecteurs : j’ai été la personne choisie par Macky Sall, en juin 2023, pour annoncer qu’il ne ferait pas un troisième mandat. Il m’avait fait venir à Dakar en juin 2023 et je l’avais trouvé sombre. Il me dit : « Je ne ferai pas de troisième mandat. Seuls ma femme et mes proches le savent. Il faut que tu le dises à Paris. » La première personne à qui je l’ai annoncé, selon le vœu de Macky Sall, a été Sarkozy, qui l’a répété aussitôt, depuis son bureau, à Macron. Contrairement à ce qu’on dit, Macky Sall est un démocrate. Oui, il y a eu des morts, oui, il y a eu des manifs, mais quel pouvoir peut accepter qu’il y ait des manifestations violentes sans qu’il ne réprime ? Un trouble à l’ordre public doit être sanctionné. Nous avons assisté à une scène extraordinaire : je connaissais, de réputation, Ousmane Sonko et Diomaye Faye. Dans aucune de mes interviews, ces dernières années, je n’ai dit quoi que ce soit de déplaisant à l’endroit d’Ousmane Sonko. C’est un homme avec du charisme, intelligent, qui séduit, au point où l’on a dit à Macky Sall : « Fais attention, Bourgi est en train de pactiser avec Ousmane Sonko. » Bien sûr, Macky Sall a balayé cela d’un revers de la main. Le président Macky Sall, en libérant les deux détenus, à quelques jours de la présidentielle, cela ne faisait l’ombre d’aucun doute, qu’ils allaient être élus. Nous étions en plein ramadan. Diomaye Faye a fait le ramadan et il a fêté la fin du ramadan au palais présidentiel. C’est miraculeux, on n’avait jamais vu ça.
Mais c’est à travers un journal gabonais que je voudrais qu’Ousmane Sonko m’écoute. Je vais m’adresser à lui : « Ousmane, c’est un grand frère qui te parle, je suis à la veille de mes 80 ans, je suis né le 4 avril, le jour de l’indépendance du Sénégal, c’est quelque chose d’assez surprenant. Te voici Premier ministre, Diomaye Faye est président. Vous avez redonné vie au pays, qui est de nouveau jeune, alors, je te donne ce conseil : sois un peu plus tolérant dans la gestion du pouvoir, tu n’es plus un opposant. Ousmane, tu es Premier ministre du Sénégal. C’est une chance pour le pays d’avoir un garçon intelligent comme toi, qui a souffert en prison. Mais quand Mandela est sorti de prison, il a décidé de recevoir son geôlier sudafricain, celui qui le battait, lui faisait casser les cailloux. Fais comme lui, sois généreux, plein de mansuétude car, c’est uni qu’on va vers le développement du pays. Ne transforme pas des compatriotes en ennemis. C’est mauvais. Ousmane, écoute ce que te dit Robert Bourgi et le tandem Diomaye-Sonko réussira. La violence ne mènera à rien. Tu en as souffert, mais fais en sorte d’ériger la paix et la fin des divisions, des tensions. Il t’appartient de le faire, tu es Premier ministre de la République du Sénégal.
Prévoyez-vous de venir au Gabon pour présenter votre livre et faire des séances de dédicace ? Bien sûr. Je caresse le vœu de venir au Gabon, faire une présentation de mon ouvrage face à un public intéressé et choisi. Le dédicacer aux acheteurs. Je répondrai aux éventuelles invitations des chaînes de télévision. J’apprécierais de rendre visite au président de la Transition. Revoir tous mes amis perdus de vue, mais toujours présents dans mon cœur. Et, avant tout, aller me recueillir sur la tombe du président Omar Bongo Ondimba.